24 – UN RÉFÉRÉ MOUVEMENTÉ

— Eh bien, mon cher maître ?

— Eh bien, mon talentueux contradicteur ?

— Je crois qu’il y aura foule aujourd’hui, aux référés.

— Cela m’a l’air probable.

— Jamais monsieur Charles, le distingué président du siège, n’a vu une assistance aussi élégante.

— Cela se conçoit un peu, vous savez. On annonce que Juve en personne va comparaître ; de plus, on prétend que le tableau, le fameux tableau va être représenté.

— En tout cas, il y a déjà beaucoup de monde.

— J’allais vous le dire.

Dans la grande salle des Pas Perdus, au palais de Justice, les avocats devisaient.

L’attention, ce jour-là, se concentrait sur les groupes qui stationnaient un peu à gauche de la grande horloge, à l’entrée de la salle des référés, groupes qui discutaient avec âpreté et où les initiés reconnaissaient des figures connues, des personnalités éminentes du monde parisien, des représentants de ce que l’on est convenu d’appeler « le Tout-Paris ».

Il y avait là M. de Keyrolles, directeur de la Compagnie d’assurances L’Épargne, qui s’entretenait avec M. Havard, il y avait Me Faramont, flanqué de son fils qui parlait à un jeune homme à physionomie extraordinairement intelligente dont le nom était sur toutes les lèvres : Jérôme Fandor. Il y avait enfin des artistes, des experts, des représentants du monde des arts, du monde des lettres et encore des députés, des conseillers municipaux.

Quel était donc le référé qui allait se plaider ?

M. Germain Fuselier, l’éminent magistrat instructeur, célèbre désormais dans tout Paris pour avoir été chargé des affaires de Fantômas, traversait justement la salle des Pas Perdus, venant de la galerie Marchande [17]. Un vif mouvement de curiosité se dessina. Vingt avocats l’entourèrent à la minute :

— Eh bien, cher monsieur, quoi de nouveau ? Sans violer le secret professionnel, peut-on vous demander… ?

Fendant les groupes, Jérôme Fandor vint saluer le magistrat :

— Vous avez vu Juve ? demanda-t-il.

— Je le quitte à l’instant, répondait Germain Fuselier, opposant un mutisme souriant à tous les bavards. Juve arrive.

— Il ne vous a rien dit ?

— Non.

Mais en même temps, il passait son bras sous celui du journaliste et l’entraînait à l’écart.

— Juve est inquiet, murmurait Fuselier. C’est pourquoi il attend la dernière minute pour venir. Il a le tableau sous le bras. Je suis chargé de vous demander de sa part, mon cher Fandor, de rester, tout le temps de l’audience, à côté des portes de la chambre. Vous guetterez tous ceux qui entreront.

— Juve se méfie donc de quelque chose ?

— Et vous ? Et vous mon cher ami ? Est-ce que vous ne croyez pas qu’avec Fantômas, tout est possible, et qu’il convient d’être toujours sur ses gardes ?

Jérôme Fandor allait répondre, lorsqu’il en fut empêché par la surprise.

Un petit homme extraordinaire, vêtu d’une longue redingote qui eût fait l’honneur et la joie d’un pasteur protestant, coiffé d’un extraordinaire chapeau haut de forme, venait d’allonger une bourrade dans les côtes du journaliste.

Fandor se retourna.

— Bouzille ! Ah, çà, que faites-vous ici ?

— Monsieur Fandor, je promène mes élégances.

— Peste, vous avez donc l’intention de lancer la mode, Bouzille ?

— Quelque chose comme cela, monsieur Fandor, et puis je suis témoin. C’est la première fois, constatait-il avec une certaine satisfaction que je viens dans un palais de Justice sans avoir la frousse, monsieur Fandor. Cette fois-ci, je suis témoin et rien que témoin. J’ai rien vu, par conséquent, on ne peut pas me faire d’ennuis.

Mais l’audience commençait.

Il y avait dans la salle, outre le Président et son greffier, une dizaine de personnages aux allures d’agents de police qui surveillaient l’entrée des arrivants. Il y avait surtout, devant la table en demi-cercle sur laquelle les plaideurs et référés viennent d’ordinaire s’appuyer pour parler, un tableau, un grand tableau que le public immédiatement reconnaissait : c’était le véritable Pêcheur à la ligne de Rembrandt.

À droite de cette table enfin, debout, l’air grave, un homme à l’aspect énergique attendait, découvert. Ce n’était autre que Juve, le célèbre policier.

— Affaire de la Compagnie d’assurances L’Épargne, appelait l’huissier. Monsieur Juve, maître Faramont intervenants, Monsieur Bouzille, témoin, avancez à la barre, je vous prie.

Un vif mouvement de curiosité se dessina : tout le monde était debout.

— Je vous écoute monsieur, commença le Président.

Il se tournait vers un avocat, représentant évidemment la partie demanderesse.

— Pour qui vous présentez-vous, maître ?

— Pour le groupe des intéressés, monsieur le Juge. J’ai un peu fonction de ministère public. Je demande une mesure sauvegardant les intérêts de tous.

— Veuillez me rappeler les faits de la cause.

— Monsieur le Président, ils sont fort simples. Un tableau a été volé à l’exposition de Bagatelle, ou plus exactement, a disparu. Ce tableau appartenait à maître Faramont, ici présent, qui m’assiste. C’est le tableau, monsieur le Président, que vous avez sous les yeux. Ce tableau a disparu parce qu’il a été recouvert d’un autre tableau peint sur lui, ce qui fait que l’on a pu croire qu’il y avait eu substitution de toile. La Compagnie d’assurances L’Épargne ayant assuré le tableau, l’a payé à maître Faramont. Or, il se trouve que le policier Juve, également présent, a découvert la ruse employée par l’escroc, qui, évidemment, ayant peint un tableau sans valeur sur un tableau de prix, pensait pouvoir acheter ce tableau sans valeur fort bon marché et restaurer ensuite le tableau de prix. Le policier Juve demande à se dessaisir du tableau de prix. Maître Faramont, d’autre part, remboursé par la Compagnie d’assurances, ne veut plus de son tableau, dont il affirme qu’il est désormais la propriété de ladite Compagnie. D’autre part, la Compagnie ne veut plus du tableau qu’elle affirme avoir remboursé à Maître Faramont parce que le tableau avait disparu ; du moment que le tableau est retrouvé, du moment qu’en fait il n’a jamais cessé de figurer à l’exposition de Bagatelle, elle prétend que son remboursement découle d’une erreur et, qu’en conséquence, elle est fondée à obliger Me Faramont à reprendre son tableau et à lui restituer les fonds qu’elle lui a précédemment versés. Cette cause, monsieur le Président est actuellement pendante au principal, devant le Tribunal de la Seine.

— Alors, maître ?

— Alors, monsieur le Président, j’ai l’honneur de demander que vous vouliez bien ordonner qu’il soit nommé un séquestre par mesures conservatoires, peu importe à Me Faramont ou à la Société L’Épargne, le nom de ce séquestre, ni Me Faramont, ni la Société n’ont l’intention de faire d’opposition à votre choix ; mais l’un et l’autre de ces intéressés tiennent à la nomination d’un séquestre pour voir sûreté de leurs gages.

L’avocat toussait, puis, ayant ainsi expliqué de façon très compliquée quelque chose qui était très simple, à savoir que nul n’étant d’accord pour décider à qui appartenait le tableau en définitive, il y avait lieu de charger quelqu’un de le conserver en attendant que le procès soit jugé, il reprit avec une grande autorité :

— J’attire en outre votre attention, monsieur le Président, sur ce point tout spécial. Il y a lieu dès à présent, de chercher à connaître, par témoignages, s’il s’agit bien là du tableau exposé à Bagatelle. Si votre ordonnance de référé, monsieur le Président, peut décider de la question, ce sera un grand point d’acquis pour le procès au principal.

— En effet, approuva le Président.

Une hésitation cependant semblait demeurer dans la pensée du magistrat :

— Je crois, commençait-il, qu’il convient d’abord de décider qui sera séquestre. Nous verrons ensuite à identifier le tableau. Voyons, maître Faramont, voulez-vous accepter ce séquestre ?

Si le magistrat venait d’hésiter, Me Faramont, lui, n’hésita pas. Tandis qu’un rire discret courait dans la salle bondée de public, l’éminent bâtonnier se hâta de répondre :

— Je prie très respectueusement monsieur le président de bien vouloir ne pas me nommer comme séquestre. La charge est honorable, certes, mais périlleuse aussi. Monsieur le Juge voudra se rendre compte que j’ai déjà été assez suffisamment éprouvé par les aventures occasionnées par ce tableau. J’ai été volé de cinq cent mille francs, j’ai eu d’incessantes angoisses et, par conséquent…

Un léger signe de tête du magistrat fit comprendre à Me Faramont qu’il était inutile d’insister :

— Me Faramont déclinant l’offre d’être séquestre pour des motifs personnels, le représentant de la société L’Épargne voudra bien, je pense, accepter cet office ?

— La Société que je représente, déclara le jeune avocat appuyé à la barre, croit devoir décliner l’offre qui lui est faite, monsieur le Président. Ce tableau est d’un prix élevé, il a suscité déjà de multiples convoitises, sa possession semble périlleuse, la société L’Épargne croit avoir fait tout son devoir vis-à-vis de Me Faramont et refuse de s’associer à d’autres risques que ceux consentis par l’assurance dont il vous a été parlé. Je refuse donc, en conséquence, monsieur le président, d’être nommé séquestre, à moins que vous n’en décidiez autrement par autorité de justice.

Cette fois, l’embarras du président siégeant apparut manifeste. Ni Me Faramont, ni la société L’Épargne ne voulaient accepter le tableau. À qui pouvait-il le confier ? Il n’est pas d’usage de nommer de force des séquestres, la chose eût été d’autant plus désagréable en l’espèce que les incidents déjà survenus semblaient bien établir qu’il n’était point sans danger de détenir le Pêcheur à la ligne.

M. Charles interrogea, considérant l’avocat qui, le premier, avait parlé :

— Maître, puisque vous représentez tous les intéressés, voulez-vous me permettre de vous nommer séquestre ?

— Je remercie monsieur le président de l’honneur qu’il veut bien me faire en pensant à moi pour une mission si délicate, mais je la décline en raison de mon incompétence. Je ne connais rien aux tableaux, et, de la meilleure foi du monde, je risquerais de ne pas être pour celui-ci le bon et sage dépositaire dont parle le code.

Cette fois, le juge hésita, avant de reprendre la parole :

— Maître, déclara-t-il enfin sur un ton légèrement agacé, il faudrait être pourtant raisonnable, vous me demandez de nommer un séquestre, je ne vous le refuse pas en principe, mais je ne peux pas trouver, vous en êtes témoin vous-même, quelqu’un qui veuille accepter cette mission ; dès lors, que dois-je faire ?

— Monsieur le président, ripostait l’avocat, qui a les honneurs, doit avoir les charges. Je n’ai point l’avantage envié d’être à votre place, mon rôle n’est point de décider, mais de plaider.

— Évidemment.

— Monsieur le président me permettrait-il de lui suggérer un nom ? demanda Me Faramont. Il y a, ce me semble, une personnalité toute désignée pour remplir ce rôle de séquestre, personnalité en qui j’ai toute confiance, en qui la société L’Épargne a certainement aussi toute confiance, personnalité qui a déjà rendu de si grands services en l’espèce que…

— De qui parlez-vous ? demanda le juge.

— Du policier Juve. Juve a déjà retrouvé le tableau, c’est lui qui l’a rapporté ici, je pense qu’il accepterait ?

— Monsieur Juve, demandait le président, voulez-vous accepter d’être séquestre ?

— Assurément, répondit le policier, si cela peut rendre service, je ne vois pas pourquoi je refuserais.

— La mission est dangereuse, répéta le juge.

— Raison de plus pour qu’elle me plaise.

Juve venait de répondre à voix basse. Des bravos n’en crépitèrent pas moins.

— Silence, glapit l’huissier, pas de manifestations ici ou l’on fait évacuer la salle.

Tant bien que mal, l’ordre se rétablit.

— Monsieur Juve, déclarait alors le juge des référés, je vais donc, dans quelques instants, vous commettre en qualité de séquestre. Mais dans le placet que j’ai sous les yeux, je vois que vous avez fait citer un témoin, le nommé Bouzille ; pour quel motif désirez-vous que j’entende cet homme ?

— Parce que, monsieur le juge, Bouzille peut donner toute la clé du mystère ; d’après ce qu’il m’a dit, il sait dans quelles conditions ce tableau a été truqué.

— Vraiment ? Je vais l’entendre.

Derrière le magistrat, l’huissier se leva :

— Bouzille, appela-t-il, avancez, Bouzille.

— Dame, je voudrais bien, mais je ne peux pas.

La voix venait du fond de l’auditoire ; il y eut un brouhaha. Bouzille enfin apparut :

— Mon Président, dit-il avec un sourire aimable, faut pas m’en vouloir d’être en retard, c’est rapport à ce que j’avais enlevé mes souliers pour les faire sécher sur le calorifère. Alors, comme j’ai beaucoup marché, mes pieds avaient gonflé, et dame…

Derrière le chemineau, naturellement, la salle éclatait de rire.

— Taisez-vous, Bouzille !

— Je me tais, mon Président, je me tais.

— Votre nom ?

— Je me tais, mon Président, je me tais.

— Dites-moi votre nom.

Mais Bouzille, à ce moment, souriait aux anges et posait un doigt sur sa bouche.

— Chut, fit-il d’un air malin.

Et il apparaissait alors, ou qu’il était complètement abruti, ou qu’il se moquait du juge avec une aimable ironie.

La scène se fût peut-être prolongée, si l’huissier, au même moment, n’avait eu une fâcheuse inspiration.

Ce fonctionnaire venait de remarquer, en effet, que Bouzille avait jusqu’alors conservé son chapeau haut de forme sur la tête. Il glapit, terrible :

— Témoin, découvrez-vous.

Bouzille ne broncha pas.

— Découvrez-vous, Bouzille, répéta l’huissier. Ôtez votre chapeau.

Bouzille eut un geste navré :

— Ça va faire un malheur, dit-il.

— Comment, ça va faire un malheur ? demanda l’huissier.

— Évidemment, mais je vous ai prévenu.

Bouzille, à ces mots, empoignait son chapeau qu’il enlevait. Mais le bord ne tenait pas à la calotte, car il avait été artistement collé. Bouzille, ayant donc retiré son chapeau, apparaissait coiffé d’un tuyau de poêle invraisemblable. Son aspect était si comique, que M. Charles lui-même en eut le sourire.

— Voyons, mon ami, disait-il paternellement, ne donnez pas à rire ainsi. Enlevez votre chapeau, comme tout le monde.

— Très bien, répondit Bouzille, j’enlève mon chapeau.

Il enleva en effet la coiffe et immédiatement, sur le sol, tombait autour de lui une infinité de bouts de cigarettes ; car Bouzille avait, en effet, l’habitude d’enfermer sous son couvre-chef les mégots qu’il ramassait dans la rue.

— Silence, glapit l’huissier. Silence !

M. Charles recommença à questionner Bouzille :

— Qu’est-ce que vous savez au sujet de ce tableau ?

— Ah, bien des choses, mon Président, ripostait-il. Bougrement bien des choses. Seulement, il faudrait que je m’assoie pour vous dire tout ça. Y en a long et long. C’est un truc qui a amené un tas de manigances, c’est pas un tableau comme tous les tableaux, voyez-vous.

— Mais je ne vous demande pas cela. Je vous demande ceci : savez-vous, oui ou non, si on a truqué ce tableau ? Savez-vous si un nommé Sunds a été chargé par quelqu’un, par Fantômas, peut-être, de peindre un autre tableau par-dessus ?

— Oui, ripostait Bouzille, je sais cela, j’ai été à Bagatelle le jour où Sunds a fait le coup, il est resté le dernier et j’ai vu qu’il commençait à barbouiller dessus. Moi, n’est-ce pas, je me suis en allé parce que je me suis dit que ça allait faire des histoires. Mon Président, je ne regrette pas d’être parti, seulement, foi d’honnête homme, Sunds, voyez-vous…

— Allez vous asseoir, ordonna le magistrat excédé.

Mais Bouzille protestait :

— Déjà ? disait-il, j’ai déjà fini d’être témoin ? C’était pas la peine de m’habiller, alors.

Il restait debout devant la barre. Il fallut que l’huissier le prît par les épaules :

— Partez, ordonnait le fonctionnaire. Vous comprenez, on vous dit de partir. Ou on va vous arrêter.

— Ça serait contradictoire, murmura Bouzille.

Le chemineau allait cependant s’éloigner, lorsque le président le rappela.

Juve, en effet, venait de lui dire quelques mots à voix basse.

— Bouzille ? questionna le juge, encore un mot. Sunds vous a-t-il dit, par hasard, qu’il connaissait Fantômas ?

— Oui, affirma Bouzille, il me l’a dit, mais après, il m’a dit le contraire. Alors, n’est-ce pas, je ne sais pas. Foi d’honnête homme, voyez-vous, mon président, ce pauvre Sunds…

On renvoya Bouzille.

— Vous avez la parole, Juve.

— Monsieur le Juge, dit le policier, je n’en abuserai pas. Toutefois, puisque je vais avoir la charge et l’honneur d’être séquestre de ce tableau, je vous demanderai de bien vouloir inscrire à votre ordonnance une description exacte de cette toile. J’imagine que Me Faramont ne se refusera pas à dicter en personne une description et, par conséquent…

Or, à ce moment, du fond de la salle, une voix s’élevait, une voix d’homme, une voix impérative, railleuse aussi, qui criait :

— J’en demande bien pardon au tribunal, mais au nom du public, je proteste : la toile qui figure là n’est pas la véritable toile, il s’agit d’une copie du tableau, ce n’est pas le tableau authentique.

Cette déclaration naturellement fit stupeur.

Tous les regards se tournaient vers l’homme qui avait parlé, un homme jeune, aux moustaches fines, à la longue barbe noire, à la stature imposante : un artiste, semblait-il, si l’on s’en rapportait aux boucles de sa chevelure fine et soyeuse.

— Monsieur, commanda le juge, imposant du geste silence à son huissier, veuillez vous approcher de la barre ; vous prétendez que ce tableau est faux. Veuillez nous le prouver. Je vous préviens que si vous avez inutilement interrompu l’audience et fait scandale, je prononcerai contre vous une condamnation.

— À votre aise, monsieur le président.

L’inconnu s’avança lentement vers la barre.

Or, au moment même où l’artiste s’approchait du bureau derrière lequel siégeait le président des référés, au moment où il s’avançait au milieu d’un silence impressionnant parmi les rangs serrés du public, un double cri, une double exclamation retentissait.

Debout près de la barre, Juve avait poussé un cri :

— Fantômas, c’est Fantômas !

À l’autre bout de la salle d’audience, la voix de Jérôme Fandor avait retenti :

— Juve, prenez garde, il a un poignard.

Ce qui suivit se passa en un éclair. À peine Juve avait-il crié : « Fantômas, c’est Fantômas » que le soi-disant artiste s’arrachait la barbe, la moustache et la perruque :

— Eh bien oui, hurlait-il, c’est moi, Juve, et si je suis là, c’est que je veux vous tuer !

Plus vif que la pensée, Fantômas s’élança, brandissant un long poignard :

— À nous deux, Juve !

— À nous deux, Fantômas !

Epouvantés, les assistants s’écartaient. Le bras de Fantômas s’abaissa, la lame du poignard décrivit un clair chemin dans l’air.

— Touché, hurla le bandit.

— Non, hurlait Juve.

— En voilà un méchant, déclarait au même moment une voix en colère, veux-tu bien finir, il ne te parlait pas.

Alors que Juve, pour éviter le coup de poignard que lui lançait Fantômas se laissait tomber à terre et cherchait à renverser le bandit en l’empoignant par les jambes, un personnage, qui n’était autre que Bouzille, avait tranquillement saisi Fantômas par le bras gauche et le tirait en arrière.

— Laisse donc Juve, disait-il, tu vas avoir des histoires.

Bouzille était en colère.

L’inénarrable chemineau qui ne semblait d’ailleurs pas apprécier la gravité de la minute, eut peur pourtant, tout d’un coup, effroyablement peur en apercevant le visage contracté de Fantômas qui se retournant, fou de rage, bondissait vers lui.

— Bouzille, disait le bandit, tu vas me payer cher cette intervention-là !

Le poignard de Fantômas se leva de nouveau. Il allait frapper le chemineau au cœur, Bouzille était perdu… Et tout cela se passait si vite, que nul n’avait le temps d’intervenir. M. Charles, debout derrière son bureau, s’égosillait en vain :

— Arrêtez-le ! Arrêtez-le !

L’huissier, pris de peur, s’était enfui. Me Faramont hurlait : « Au secours ». Seuls, dans l’espace vide, dans la demi-lune du prétoire, demeuraient Fantômas, Bouzille et Juve.

Juve, se relevant sur le plancher, vit Bouzille perdu, il comprit que celui qui venait de le sauver, en somme, allait immanquablement avoir la poitrine trouée.

Il n’y avait plus rien à faire. Sauver Bouzille, c’était impossible. Ce fut l’impossible que Juve tenta.

— À nous deux, Fantômas ! cria-t-il.

Et aussi vite que l’avait fait le bandit, Juve, sans prendre le temps de se relever, saisissait sur la table le célèbre tableau, cause de tout le débat, et l’empoignant par le cadre, au hasard, en assenait un coup formidable sur le crâne de Fantômas.

Le bandit n’avait point prévu cette agression. Son bras dévia, il toucha Bouzille, mais ne l’atteignit pas de son poignard. Le chemineau tomba à son tour, Fantômas se retourna. Juve était devant lui. Juve terrifié, Juve considérant le malheureux tableau à demi déchiré par le coup qu’il venait de porter.

— Juve, hurla encore Fantômas, Juve, nous nous retrouverons !

Fantômas, alors, fit mine de bondir sur le policier, mais tandis que Juve se ramassait sur lui-même, prêt à une dernière lutte, Fantômas sautait de côté, par méchanceté, sans but, il crevait au passage, avec son poignard, la toile célèbre qu’il lacérait, réduisait en morceaux irréparables, puis il bondit par-dessus le bureau du président.

D’un coup de poing, Fantômas assomma le malheureux magistrat. Nul n’était encore revenu de la surprise que Fantômas, déjà, avait eu le temps d’ouvrir la porte de la chambre de conseil, qu’il s’était enfui, qu’il avait disparu.

Bouzille, alors, se releva.

— Eh bien, déclarait tranquillement le chemineau, c’est tout de même gentil ce qu’il a fait là, Juve. Il a crevé un tableau de cinq cent mille francs pour me sauver la vie. Je vaux cher tout de même. Ça, c’est d’un frère. C’est pas comme cet idiot de président et cet imbécile d’huissier.

***

Une heure plus tard, comme l’émotion se calmait au Palais de Justice, comme on perdait définitivement l’espoir de retrouver Fantômas, à la souricière, on écrouait Bouzille.

Le pauvre diable avait été si joyeux d’être sauvé au prix d’un tableau de cinq cent mille francs qu’il en avait profité pour prononcer de sottes injures à l’adresse de la magistrature tout entière.

On était fort nerveux au Palais de Justice ce jour-là, Bouzille en supporta les conséquences. On le coffra purement et simplement. Mais cela ne le troublait guère, car l’hiver approchait.